Aurora Venturini - "Les cousines"




La création d'une voix

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Les cousines - Aurora Venturini
[Robert Laffont, 2010, traduction Marianne Millon]



En 2007, lors d'un concours argentin dédié au "roman nouveau", le prix est emporté par un livre étonnant, un texte d'une lucidité, d'une invention et d'une fraicheur remarquable. Quelle ne sera pas la surprise du jury (composé entre autre d'Alan Pauls et Rodrigo Fresan) au moment d'ouvrir l'enveloppe, apprenant que l'auteur n'est autre qu'une petite vieille de 85 ans (le manuscrit étant présenté sous pseudonyme).

Ce fut alors une sorte de retour en grâce pour Aurora Venturini, née en 1922, amie intime d'Eva Peron, ayant fréquentée Borges, Violette Leduc, Sartre, etc... Ce retour inopiné en première ligne la conduira à affirmer d'ailleurs dans un demi sourire qu'il lui aura été offert "d'assister en vie à sa propre postérité". Suite au concours, cette écrivaine quasi inconnue (ou plutôt oubliée) sera publiée dans son pays par une grosse maison d'édition, mais aussi en Espagne, et traduite en plusieurs langues.

Au delà de la belle histoire, il faut bien reconnaitre que Les cousines est un livre qui ne pouvait que se faire remarquer. Son inactualité très actuelle n'est pas celle d'une curiosité, loin s'en faut. Si ce n'était probablement pas le genre de manuscrit attendu pour le concours, qu'il l'ait gagné n'est que plus méritoire. Certains, cependant, évoquèrent la possibilité d'une blague de Vila-Matas. Sauf que non, que notre écrivaine existe bien, qu'elle à aujourd'hui 90 ans et continue d'écrire. Après des années à publier ses livres à compte d'auteur - à l'instar d'un Juan Filloy (mais la comparaison s'arrête là) - il fallait bien qu'elle finisse par émerger.

Constantino Bertolo, son éditeur espagnol, résume très bien ce qui fait la valeur première de ce texte quand il affirme qu'Aurora Venturini écrit "comme si la littérature venait de s'inventer". Et quelle invention ! L'invention d'un réalisme qui n'a pas besoin de s'épuiser sous le poids de ses propres signes pour exister ; l'invention d'un tragique qui grince plus qu'il ne larmoie ; l'invention d'un comique qui au fond n'a jamais besoin de s'inventer quand il s'agit simplement de le laisser venir (et il viendra) ; l'invention surtout d'un personnage, cette jeune fille qui est et n'est pas l'auteur (peu importe au fond qui elle est vraiment, puisqu'elle est là et qu'elle nous parle).

Ce livre qui s'attarde sur la tragi-comédie d'une famille dysfonctionnelle, tient donc d'abord d'une voix, celle de la jeune narratrice, qui cherche à tout prix à s'échapper du poids d'une vie familiale ou les tares sont omniprésentes, presque exhaustives : petite sœur handicapée mentale, mère dépressive, père ayant fuis depuis longtemps, tante vieille fille, cousine à demi naine qui se prostitue, etc... Ce n'est pas tant la misère sociale qu'une forme de misère affective, une incommunication, ce qui fait ici ravage. Le roman, pourtant, s'il est dur, ne transforme à aucun moment cette misère en lourdingue et vulgaire misérabilisme. C'est que Venturini à su trouver un ton, la recréation incroyablement spontanée - habile dirais-je peut-être si ce mot ne sentait pas tant l'effort, le tour de force, le volontarisme, c'est à dire tout ce que ce livre n'est pas - d'une vision des choses d'abord enfantine puis adolescente au fur et à mesure qu'avance le texte. Un mot galvaudé comme "sincérité" pourrait aussi faire l'affaire.

La jeune narratrice choisi d'assumer ses difficultés face à la langue, comme elle le fait face au réel. De toute façon le seul réel ici, c'est la langue. La ponctuation lui joue des tours, elle préfère s'en passer plutôt que de perdre le fil de ce qu'elle se doit absolument de communiquer. Ses phrases sont parfois de grandes inspirations avant le grand bain en apnée.

Il y a un grande urgence du discours dans ce roman ; une urgence qui n'est pas factice. Si elle est bien sûr moteur narratif, "fictionnel", celle avec laquelle Yuna la narratrice nous parle existe au delà de la pure nécessité de faire avancer, elle est le livre même. Pour qu'un texte comme celui-ci fonctionne, forme et fond ne peuvent faire qu'un. Émotion, réflexion, style, tout se fond dans une façon de parler, de montrer, ou plutôt de voir. La voix qu'a créé Venturini est d'abord regard. De ce regard, nous ne sortons pas.

C'est la force première du texte, la justesse du ton, qui permet tout, rudesse, violence, provocation. La jeune narratrice comprend vite les tenants et aboutissants d'un réel souvent hostile et sait en tirer les conséquences. On ne saurait pourtant affirmer qu'il s'agit d'un bildungsroman de plus. D'une certaine manière, le personnage et les clés du réel sont déjà donnés entièrement dès le début, le reste ne sera qu'ajustement de la focale (comme le recours récurent de la narratrice au dictionnaire afin d'enrichir son vocabulaire). Le tragique ici est entier dès la première ligne, couplé avec son corolaire le grotesque, et Yuna elle aussi est entière, regard affuté, naïveté vite transcendée.

Partant de là, Aurora Venturini n'a plus qu'à déployer l'éventail du réel, celui d'un univers déjà en place avant même d'écrire la première ligne. Plus facile à dire qu'à faire, certes. Mais à lire Les cousines, tout semble s'ajuster avec tant d'évidence, de simplicité (rien en trop, rien en moins, tout à sa juste position), qu'on pourrait croire que le livre s'est écrit tout seul.

Peut-être est-ce le cas au fond, comme si Les cousines - écrit selon les aveux de l'auteur en deux mois, dans le but express d'être présenté au fameux concours - était le condensé inévitable d'une vie d'écriture, un condensé baigné par une oralité sans faille. La narratrice écrit et parle en même temps, cela ne saurait mollir ou s'affadir. L'auteur confesse avoir très peu corrigée le texte, rien d'étonnant ; l'effort ici n'existe pas, c'est la littérature à l'état pur : une voix qui nous parle, sans médiation d'aucune sorte. Une oralité faussement candide (c'est à dire lucide), jamais artificielle.

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