Mario Levrero - Diario de un canalla / Burdeos, 1972


Le lieu de la mémoire et de l’inconnu

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Mario Levrero - Diario de un canalla / Burdeos, 1972 [Buenos Aires, Mondadori, 2013]





Article originellement écrit en espagnol et publié en août 2014 sur le site argentin Espacio Murena. Présentement auto-traduit par votre serviteur. Parce qu'on ne saurait cesser de parler de l’œuvre de cet auteur essentiel encore trop peu disponible en français. Parce que ce blog a toujours tenu à parler de livres non traduits, et qu'il n'y a pas de raisons de s'arrêter. Parce que depuis ce jour quelconque de 2009 où j'ai découvert Mario Levrero, je n'en suis jamais sorti.

Bien que les deux textes qui composent ce volume aient été réunis artificiellement (l’un d’eux – Journal d’une canaille – intégrait originellement le recueil El portero y el otro de 1992 ; Bordeaux, 1972 est inédit), ensembles ils incitent à un dialogue qui permet de consolider la place centrale de l’autobiographie dans la trajectoire de Mario Levrero.

Journal d’une canaille, de fait, est généralement considéré son premier texte autobiographique. Mené à bien en 1986-87 comme une première tentative pour cesser de se « cacher » derrière l’écrit, il contient en germe deux des principaux thèmes qui se développeront dans ses chefs d’œuvre finaux. De El discurso vacio, il anticipe l’idée d’une écriture qui avant même de dire quelque chose cherche d’abord à s’exercer en tant que telle, autrement dit à « écrire bien » dans son sens le plus littéral : une écriture qui depuis son tracé même se livre entièrement afin que ne soit pas trahie l’exigence kafkaïenne de vérité. De La novela luminosa, il anticipe le rôle prépondérant de quelques oiseaux et de leurs mœurs, observés attentivement à la loupe. Il s’agit ici d’un moineau, bien que – cette fois encore de manière anticipatrice – il soit également fait plusieurs fois allusion aux pigeons, futurs protagonistes de quelques unes des meilleures pages du Diario de la beca, le monumental journal-préface qui ouvre La novela luminosa.

Bordeaux, 1972
est un des derniers textes écrit par Levrero (le dernier peut-être). Il fut composé en quelques jours (ou, s’agissant de lui, en quelques nuits) du mois de septembre 2003, c’est-à-dire un an plus ou moins avant son décès, survenu en août 2004. Quand bien même son titre ne le mentionne pas expressément et quand bien même ce qui est au travail ici c’est une mémoire qu’il faut croire diffuse et lointaine, Bordeaux, 1972 s’avère également un journal, comme le démontrent les très précises indications de dates et d’heures qui servent sans faute d’en-tête à chacun des chapitres. Il s’agit de quelque chose qui fut écrit comme sous la dictée ; Levrero, tel qu’il le signale lui-même dans une note liminaire, fut harcelé durant certaines aubes qui se convertirent malgré lui en de longues sessions d’insomnie par les soudains, surprenant et souvent plaisant souvenir de ce qui constitua son unique séjour connu hors du cadre rioplatense : les trois mois que par amour – il détestait les voyages – il passa à Bordeaux à un moment quelconque de l’année 1972. Ce texte est certainement un des plus émouvants de l’écrivain uruguayen. Parler d’émotion, naturellement, c’est marcher sur un champ de mines, sans doute vaut-il pour cette raison la peine de clarifier que nous ne faisons pas référence à la proximité morbide de la mort. Ce dont nous parlons, plutôt, c’est de la conjonction du passé et du présent dans un même continuum narratif vital, qui donne au texte une touche qui n’est décidément pas sans évoquer l’univers d’un Felizberto Hernandez. Chapitres après chapitres, entrées après entrées du journal, le lecteur ne saurait manquer de remarquer que ce qu’il est en train de lire est le récit détaillé de deux expériences vitales superposées. L’une, qui forme la partie visible de l’iceberg, a lieu dans ce qui – en accord avec le focus particulier et bien souvent pertinent de Levrero – se convertit en un pays exotique, la France du début des années 70, celle de Pompidou et des pantalons « pattes d’éléphants » - vêtements qui ne sont visiblement pas du goût de notre écrivain. L’autre, cachée si l’on veut sous la forme d’un palimpseste, nous parle du Levrero tardif, celui-là même qui tant de fois et dans tant de pages s’est décrit comme un vieillard déguenillé, un « personnage de Beckett » (il le fait déjà à un moment du Journal d’une canaille, bien qu’il n’ait alors que 46 ans), et qui maintenant, oui, semble être parvenu d’une façon ou d’une autre à cette vieillesse qui plus que crainte, occupe dans sa cosmogonie singulière et portative le rôle d’épouvantail : une grotesque caricature, entre curative et symbolique.

« Passé » et « présent » se convertissent rapidement en concepts inoffensifs dans les pages de Bordeaux, 1972 ; pour le moins trop restrictifs : de Bordeaux – cette ville inconnue et lointaine que Levrero, fidèle à lui-même, ne parcourut guère au delà de quelques rares rues – à Montevideo, de 1972 à 2003, les allées et venues se font constantes. L’unique filtre, et dans le même temps moteur de l’écriture, s’avère une mémoire qui s’assume tant comme un piège que comme l’outil servant à démonter ledit piège. Le souvenir ne se donne pas comme le produit d’un effort, se contentant d’apparaître ; il nait, pourrait-on dire, de la nécessité. L’insomnie, inévitable, artefact malveillant et pourtant jouissif, dont l’autre face cache le signe maudit d’une vieillesse pour une fois « réalisée », est le véritable responsable de son surgissement ; une mémoire qui plus que mémoire s’offre comme une série de fragments, de tracés, d’épiphanies… Tout n’est pas plaisant lorsque l’on veille les yeux ouverts, naturellement, une fois arrivées les fébriles heures de l’aube. Néanmoins, le fait en lui-même – se rappeler ou se laisser rappeler – voilà qui est plaisant.


Les deux textes qui composent ce petit volume nous parlent d’un Levrero déplacé, loin de son foyer montévidéen – les faits narrés dans le Journal d’une canaille, pour leur part, eurent lieu lors du séjour portègne de l’uruguayen.
Pour cela sans doute ils nous permettent de penser le rôle occupé par les géographies dans l’orbite de l’écrivain. Mario Levrero observait le monde depuis la perspective réduite et décalée de jumelles mises à l’envers et montées à sa mesure, donnant pour résultat une série de déformations visuelles à partir desquelles construire une poétique. En effet, il semblait avoir la nécessité impérieuse de réduire son entourage, de le rétrécir jusqu’à le rendre habitable. C’est pour cela que tant la Buenos Aires des années 80 que le Bordeaux des 70 deviennent dans son écriture des signes de villes plus que des villes au sens strict (ce qui n’empêche pas la présence de détails d’un grand réalisme ; les souvenirs français sont très souvent d’une stupéfiante netteté, comme des perles se détachant d’un magma boueux ; d’autres fois, en raison de leur indéfinition, ils tendent à se rapprocher du versant « fantastique » du corpus levrerien, pour ne rien dire – à cause d’une certaine mauvaise fois ? – du versant comique).

L’extérieur s’avérait hostile pour Levrero, d’où le fait que ses villes se convertissent soit en des lieux cauchemardesques dans ses fictions, soit se réduisent dans la vie quotidienne (et partant, dans ses journaux) en une poignée de lieux que la particularité de son regard rend emblématiques. Le premier d’entre eux, évidemment, c’est la maison. De toute façon, le véritable lieu de Mario Levrero, sa place, n’est autre que Mario Levrero lui-même ; les lieux réels (hors de la propre maison) n’existent que comme simple toile de fond, comme satellites, où de temps en temps, selon une logique complexe qui demande ensuite à être démêlée, quelques expériences vitales ont lieu. Une toile parfois luxueuse, comme lorsqu’il s’agit du pont Alexandre III à Paris, devenant dans les dernières pages de Bordeaux, 1972 la scène mystique d’une expérience lumineuse qui pour une fois accepte de se laisser raconter.

La différence fondamentale entre les deux textes réside dans l’espace accordé à la mémoire. Dans Bordeaux, 1972 celle-ci est autant le thème que le personnage principal d’un récit qui est en même temps un journal voilé du présent de qui est en train de l’écrire et du moment où il s’écrit. Dans Journal d’une canaille, en revanche, il n’y a pas de mémoire mais l’expression en temps « réel » d’une expérience vitale, en restant dans le canon du style « journal ». Ce qui en fin de compte les réunis, c’est une même expérience face à l’inconnu, quelque chose qui fait irruption et qu’il faut « dompter », ou ne serait-ce que dresser, c’est-à-dire travailler d’une manière ou d’une autre. Un être fragile ou supposément fragile qui s’invite – le petit oiseaux dans la cour de son logement de Buenos Aires – d’un côté ; la plus radicale expérience de déracinement de l’autre : se trouver loin de son pays, de sa culture, de sa langue, bref, loin de ce petit monde en miniature (une petite Montevideo à l’intérieur de la véritable) qui avait été patiemment construit et qui soudain est retiré pour que le remplace quelque chose d’incertain, flou et fugace comme l’idée même de mémoire. La ville de Bordeaux, finalement, telle qu’on peut la lire portraiturée par Levrero, semble incarner plus qu’autre chose l’idée de mémoire. Car seul importe le mouvement, cet aller et retour entre passé et présent.

Au soir de sa vie, se laissant porter durant quelques serpentantes aubes par les esquilles du passé, l’uruguayen tord l’inconnu et le transforme en connaissance tardive. Par bien des aspects, ce court texte constitue une des conclusions les plus parfaites que l’on était en droit d’attendre d’une œuvre aussi atypique que celle de Levrero. Le Journal d’une canaille s’offre à son tour comme un prologue idéal. Avec Bordeaux, 1972, la mémoire prend finalement le relai de l’autobiographie pour que les deux se confondent et, à travers une exploration d’un des épisodes les plus énigmatiques de sa vie, permet de conclure le cycle. Le final s’avère en tout cas parfait : « Tu es un drôle de type », dit à l’auteur la fille de sa fiancée française.


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